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wikangraphael
1362 Words / 2 Recordings / 0 Comments

La gare d’Austerlitz, j’y vais souvent, le mardi ou le vendredi, quand je finis les cours plus tôt. J’y vais pour regarder les trains qui partent, à cause de l’émotion, c’est un truc que j’aime bien, voir l’émotion des gens, c’est pour ça que je ne rate jamais les matches de foot à la télévision, j’adore quand ils s’embrassent après les buts, ils courent avec les bras en l’air et ils s’enlacent, et puis aussi Qui veut gagner des millions, il faut voir les filles quand elles donnent la bonne réponse, elles mettent leurs mains devant leur bouche, renversent la tête en arrière, poussent des cris et tout, avec des grosses larmes dans leurs yeux. Dans les gares, c’est autre chose, l’émotion se devine dans les regards, les gestes, les mouvements, il y a les amoureux qui se quittent, les mamies qui repartent, les dames avec des grands manteaux qui abandonnent des hommes au col relevé, ou l’inverse, j’observe ces gens qui s’en vont, on ne sait pas où, ni pourquoi, ni pour combien de temps, ils se disent au revoir à travers la vitre, d’un petit signe, ou s’évertuent à crier alors qu’on ne les entend pas. Quand on a de la chance on assiste à de vraies séparations, je veux dire qu’on sent bien que cela va durer longtemps ou que cela va paraître très long (ce qui revient au même), alors là l’émotion est très dense, c’est comme si l’air s’épaississait, comme s’ils étaient seuls, sans personne autour. C’est pareil pour les trains à l’arrivée, je m’installe au début du quai, j’observe les gens qui attendent, leur visage tendu, impatient, leurs yeux qui cherchent, et soudain ce sourire à leurs lèvres, leur bras levé, leur main qui s’agite, alors ils s’avancent, ils s’étreignent, c’est ce que je préfère, entre tout, ces effusions.
Bref, voilà pourquoi je me trouvais gare d’Austerlitz. J’attendais l’arrivée du TER de 16 h 44, en provenance de Clermont-Ferrand, c’est mon préféré parce qu’il y a toute sorte de gens, des jeunes, des vieux, des bien habillés, des gros, des maigres, des mal fagotés et tout. J’ai fini par sentir que quelqu’un me tapait sur l’épaule, ça m’a pris un peu de temps parce que j’étais très concentrée, et dans ce cas-là un mammouth pourrait se rouler sur mes baskets, je ne m’en rendrais pas compte. Je me suis retournée.
— T’as pas une clope ?
Elle portait un pantalon kaki sale, un vieux blouson troué aux coudes, une écharpe Benetton comme celle que ma mère garde au fond de son placard, en souvenir de quand elle était jeune.
— Non, je suis désolée, je ne fume pas. J’ai des chewing-gums à la menthe, si vous voulez.
Elle a fait la moue, puis m’a tendu la main, je lui ai donné le paquet, elle l’a fourré dans son sac.
— Salut, je m’appelle No. Et toi ?
— No ?
— Oui.
— Moi, c’est Lou… Lou Bertignac. (En général, ça fait son petit effet, car les gens croient que je suis de la famille du chanteur, peut-être même sa fille, une fois quand j’étais au collège, j’ai fait croire que oui, bon après ça s’est compliqué, quand il a fallu que je donne des détails, que je fasse signer des autographes et tout, j’ai dû avouer la vérité.)
Cela n’a pas eu l’air de l’émouvoir. Je me suis dit que ce n’était pas son genre de musique. Elle s’est dirigée vers un homme qui lisait son journal debout, à quelques mètres de nous. Il a levé les yeux au ciel en soupirant, a sorti une cigarette de son paquet, elle l’a attrapée sans le regarder, puis elle est revenue vers moi.
— Je t’ai déjà vue ici, plusieurs fois. Qu’est-ce que tu fais ?
— Je viens pour regarder les gens.
— Ah. Et des gens, y’en a pas par chez toi ?
— Si. Mais c’est pas pareil.
— T’as quel âge ?
— Treize ans.
— T’aurais pas deux ou trois euros, j’ai pas mangé depuis hier soir ?
J’ai cherché dans la poche de mon jean, il me restait quelques pièces, j’ai tout donné sans regarder. Elle a compté avant de refermer sa main.
— T’es en quelle classe ?
— En seconde.
— C’est pas l’âge normal, ça ?
— Ben… non. J’ai deux ans d’avance.
— Comment ça se fait ?
— J’ai sauté des classes.
— J’ai bien compris, mais comment ça se fait, Lou, que t’as sauté des classes ?
J’ai trouvé qu’elle me parlait d’une manière bizarre, je me suis demandé si elle n’était pas en train de se moquer de moi, mais elle avait un air très sérieux et très embêté à la fois.
— Je ne sais pas. J’ai appris à lire quand j’étais à la maternelle, alors je ne suis pas allée au CP, et puis après j’ai sauté le CM1. En fait je m’ennuyais tellement que j’enroulais mes cheveux autour d’un doigt et je tirais dessus, toute la journée, alors au bout de quelques semaines j’ai eu un trou. Au troisième trou, j’ai changé de classe.
Moi aussi j’aurais bien voulu lui poser des questions, mais j’étais trop intimidée, elle fumait sa cigarette et me regardait de haut en bas et de bas en haut, comme si elle cherchait un truc que je pourrais lui donner. Le silence s’était installé (entre nous, parce que sinon il y avait la voix synthétique dans le haut-parleur qui nous cassait les oreilles), alors je me suis sentie obligée d’ajouter que maintenant, ça allait mieux.
— Ça va mieux quoi, les cheveux ou l’ennui ?
— Ben… les deux.
Elle a ri. Alors j’ai vu qu’il lui manquait une dent, je n’ai même pas eu à réfléchir un dixième de seconde pour trouver la bonne réponse : une prémolaire.

Depuis toute la vie je me suis toujours sentie en dehors, où que je sois, en dehors de l’image, de la conversation, en décalage, comme si j’étais seule à entendre des bruits ou des paroles que les autres ne perçoivent pas, et sourde aux mots qu’ils semblent entendre, comme si j’étais hors du cadre, de l’autre côté d’une vitre immense et invisible.
Pourtant hier j’étais là, avec elle, on aurait pu j’en suis sûre dessiner un cercle autour de nous, un cercle dont je n’étais pas exclue, un cercle qui nous enveloppait, et qui, pour quelques minutes, nous protégeait du monde.
Je ne pouvais pas rester, mon père m’attendait, je ne savais pas comment lui dire au revoir, s’il fallait dire madame ou mademoiselle, ou si je devais l’appeler No puisque je connaissais son prénom. J’ai résolu le problème en lançant un au revoir tout court, je me suis dit qu’elle n’était pas du genre à se formaliser sur la bonne éducation et tous ces trucs de la vie en société qu’on doit respecter. Je me suis retournée pour lui faire un petit signe de la main, elle est restée là, à me regarder partir, ça m’a fait de la peine parce qu’il suffisait de voir son regard, comme il était vide, pour savoir qu’elle n’avait personne pour l’attendre, pas de maison, pas d’ordinateur, et peut-être nulle part où aller.

Le soir au dîner j’ai demandé à ma mère comment de très jeunes filles pouvaient être dans la rue, elle a soupiré et m’a répondu que la vie était ainsi : injuste. Pour une fois je me suis contentée de ça, alors que les premières réponses sont souvent des esquives, il y a longtemps que je le sais.

J’ai revu la pâleur de son teint, ses yeux agrandis par la maigreur, la couleur de ses cheveux, son écharpe rose, sous l’empilement de ses trois blousons j’ai imaginé un secret, un secret planté dans son cœur comme une épine, un secret qu’elle n’avait jamais dit à personne. J’ai eu envie d’être près d’elle. Avec elle. Dans mon lit j’ai regretté de ne pas lui avoir demandé son âge, ça me tracassait. Elle avait l’air si jeune.

En même temps il m’avait semblé qu’elle connaissait vraiment la vie, ou plutôt qu’elle connaissait de la vie quelque chose qui faisait peur.

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