Secret, hypocrisie, double vie, les homosexuels seraient majoritaires au Vatican et l'homosexualité érigée en système de pouvoir : c'est le résultat d'une enquête de 4 ans menée par le journaliste et sociologue Frédéric Martel, l'auteur de Sodoma. Il est l'invité du Grand Angle.
"Bonjour Frédéric Martel.
- Bonsoir.
- Vous publiez simultanément dans 20 pays votre livre Sodoma, c'est plus de 600 pages, le résultat de 4 ans de travail : une enquête où vous dévoilez l'omniprésence de l'homosexualité au coeur du Vatican, sans doute l'un des lieux de pouvoir les plus secrets au monde. Pour écrire ce livre, vous avez enquêté à Rome et aussi dans une trentaine de pays, vous avez rencontré plus de quarante cardinaux, une cinquantaine d'évêques, des centaines de prêtres et de séminaristes. Combien selon vous, Frédéric Martel, parmi tous ces ecclésiastiques seraient ou sont homosexuels?
- Par définition, vous savez, c'est difficile d'avancer des chiffres, euh un prêtre que j'interroge... euh.. parle de 80%. C'est son propos, c'est d'ailleurs pas le mien, c'est pas des chiffres que je reprends ni que je défends. En réalité, personne ne sait. Ce qui est intéressant c'est qu'on a à faire... on est face à un système que j'appellerai une majorité silencieuse... euh qui comprend de nombreux aspects. On n'est pas face à, contrairement à ce que certains voudraient euh... dire, c'est pas euh...euh... des backrooms et des orgies généralisées au Vatican, c'est d'ailleurs pas ce que je décris, même si ça a aussi existé et ce que je raconte dans le livre.
Le vrai sujet, c'est plutôt une souffrance, une difficulté... au fond, l'échec probablement du célibat et de la chasteté.
- Oui, on va en parler mais c-- /comment/ pourquoi... euh pourquoi ceux qui se taisaient jusqu'ici ont accepté de vous parler?
- Ils me parlent, mais ils me parlent pas forcément d'eux-mêmes, vous savez, ils parlent souvent des autres. Euh... interroger une cardinal ou un archevêque sur l'homosexualité de ses confrères, c'est facile. Mais il parlera très rarement de lui-même.
- Oui.
- Sauf mes sources, notamment 27 prêtres je dirais non pas gay mais... explicitement gay avec moi, qui eux, pour le coup, m'ont expliqué beaucoup plus et leur vie et celle de cette grande communauté euh... homosexuelle qu'est parfois le Vatican. Et je dirais même que c'est une communauté plus homosexuelle que même aujourd'hui le quartier du Castro à San Francisco, quartier devenu beaucoup plus mixte...
- ... emblématique de l'homosexualité.
- Tous ces prêtres, ces évêques, ces cardinaux, vous les avez rencontrés au Vatican?
- Non, j'ai rencontré, j'ai vécu au Vatican euh... dans plusieurs appartements, j'ai vécu dans des résidences du Vatican mais j'ai aussi voyagé dans une trentaine de pays, vous l'avez rappelé, et dans ces pays j'ai aussi rencontré les évêques, les cardinaux et- et finalement dans un autre contexte ils peuvent être beaucoup plus à l'aise de discuter. Mais vous savez ils parlent rarement d'eux-mêmes...
- Ouais /oui/
- ... en revanche, vous avez à faire à des homophiles, souvent, c'est à dire des homosexuels non pratiquants, ce qui veut dire qu'ils sont fidèles malgré tout à leur voeu de chasteté et au célibat même si pour moi ce sont quand même des homosexuels parce qu'ils ont une sensibilité, une culture et une psychologie homosexuelle qui a des effets, et, pour aller vite et terminer sur ce point, c'est le sujet de mon livre.
Le sujet de mon livre, ce n'est pas le outing, je ne dénonce pas des homosexuels, par ailleurs euh... moi je suis euh... "openly gay" et je défends l'idée que les archevêques-
- ...vous êtes ouvertement homosexuel...
- ... absolument...
- ... vous ne vous en cachez pas, vous avez écrit plusieurs livres sur la question...
- voilà... et qu'un cardinal, un archevêque et un prêtre puissent être gay ne me pose aucun problème. Ca devrait même être une option parmi d'autres. En revanche...
- Oui?
- En revanche, le problème, c'est l'hypocrisie. Le problème c'est la schizophrénie...
- la double vie...
- ... la double vie, et surtout, encore plus, les effets que cette schizophrénie va avoir sur, non seulement, la doctrine de l'Eglise, mais aussi sur tout un tas d'éléments de fonctionnement, de dysfonctionnements et de distortions graves sur... à tous les niveaux de la vie de l'Eglise.
- Certains en Italie, la presse italienne, j'ai vu sur internet, dénonce en fait... vous accuse d'avoir fait un pamphlet LGBT contre l'Eglise. Qu'est-ce que vous leur répondez à ces gens-là?
- Alors d'abord, vous avez... pardon de dire ça mais y'a eu des milliers d'articles sur ce livre depuis 4 jours qui a... qui au fond a sans doute touché le point névralgique, le point central, le point le plus... le plus... secret de l'histoire du Vatican. Donc y'a des articles critiques, y'a énormément d'articles positifs, y'a des milliers... des gens qui m'attaquent très violemment, des gens qui m'adorent, bon. Ça fait partie des règles du jeu.
Le point principal, c'est que c'était un secret de Polichinelle. En réalité, ceux qui parfois même me disent : "mais, à quoi bon raconter ça?", le savent, mais ne l'ont pas raconté.
Et je pense qu'à un moment, aujourd'hui, ce livre est possible et il fallait le faire.
- Alors le livre est divisé en 4 parties, 4 grands chapitres, hein, consacrés à l'attitude des quatre derniers papes sur cette question de l'homosexualité. On va commencer par Paul VI, qui était pape de 63 à 78, un pape complexe, un pape grand ami du philosophe français Jacques Maritain. Quelle influence est-ce que Jacques Maritain a eu sur le pape Paul VI?
- Ben ce qui est intéressant avec Paul VI et d'ailleurs avec Jacques Maritain et tout cet univers là, c'est qu'on est... moi je ne sais pas... je ne sais pas quelle était la vie privée de Paul VI. Y'a beaucoup de rumeurs... je présente les arguments, j'essaye de corriger les rumeurs lorsqu'elles sont fausses, je montre que y'a différents avis, y'a même un dossier sur l'homosexualité de Paul VI qui existe au Vatican et qui a été euh...qui a été suffisamment euh étudié avant la canonisation. Et finalement, Benoît XVI a confirmé qu'on pouvait le canoniser. Bref. Le point ne sera jamais sans doute connu. Ce qui est intéressant...
- ... l'influence de Maritain?
- ... c'est l'entourage, c'est les gens qu'il y avait autour de lui, et là, pour le coup, on a un univers très très homosexualisé avec beaucoup d'homophilie. On est dans le monde encore de l'homophilie qui est, je vous rappelle, le monde de l'homosexualité des années 40, 50, 60, et encore au début des années 70. Donc on est là en face de quelque chose qui est encore de l'ordre euh... de, de la... de la vie euh... secrète...
- ... oui...
- ... mais en même temps, méconnue parfois par eux- par les acteurs eux-mêmes.
- ... oui...
- ... on n'est pas juste dans la haine de soi, on est aussi dans la méconnaissance de soi.
- Alors on avance dans le temps, le pape Jean-Paul II, le pape de 78 à 2005, il a pas le beau rôle dans vote livre, il aurait lancé, on s'en souvient, une véritable croisade contre les gays, à l'époque, tout en couvrant d'ailleurs en même temps les pires turpitudes de certains cardinaux, de certains évêques. Y'avait vraiment un double langage.
- Alors d'abord, Jean-Paul II, c'est le pape de mon enfance, c'est le pape de la chute du communisme qui... j'ai travaillé à cette époque à la revue Esprits et on était très anti-totalitaires donc c'est un pape qu'on a vénéré. C'est aussi le pape euh... de, de la souffrance, lorsqu'il est très malade, le pape... un pape très mystique. Donc j'ai beaucoup de sympathie pour ce pape.
En revanche il a eu un entourage qui sans doute, peut-être d'ailleurs ne lui a-- ne l'a pas informé et cet entourage est très problématique : beaucoup d'homosexuels, beaucoup d'homosexuels pratiquants et surtout beaucoup de couvertures, de protection...
- ... vous évoquez notamment le cas...
- ... des abus sexuels.
- ... le cas du père Martial Maciel qui était le fondateur de la Légion du Christ, je pense...
- ... des Légionnaires du Christ...
- ... des légionnaires du Christ, oui, ou alors aussi, ou la double vie du cardinal colombien Trujillo... ça c'est des gens que Jean-Paul II a couvert, alors qu'il--
- Oui... que... je-- je ne sais pas ce qu'il savait, honnêtement, je-- je ne suis pas critique à l'égard du pape lui-même parce que je pense qu'il était malade assez vite, qu'il a été incapable parfois de connaître-- et puis il avait d'autres obsessions : la chute du communisme, la lutte contre la théologie de la libération en Amérique latine, tout ça a joué un rôle important...
- On dirait qu'il s'est pas beaucoup occupé de ces questions de l'homosex--
- Non, je crois qu'il-- qu'il s'occupait pas beaucoup des affaires romaines, déjà euh c'était le cardinal Ruini qui faisait ça pour lui à la tête de la conférence épiscopale italienne, il s'est pas trop occupé de la Curie ni de son fonctionnement, euh, il était aussi au-dessus de ça, très souvent.
- D'accord.
_ Alors Benoît XVI, alors là donc ça, c’est un pape de 2005 à 2013, on le voit comme un pape intellectuel, comme le gardien de la Doctrine de la Foi. Qui était Benoît XVI, on peut dire que c’était un homophobe déclaré mais qui se serait imposé une sorte, comme vous dites, de chasteté mystique à lui-même ?
_ Vous savez, moi j’ai beaucoup de sympathie pour Benoît XVI, je pense que c’est une figure tragique. Je pense que c’est une figure qui a été dépassée par une doctrine qu’il a pourtant contribué largement à créer. Au fond, il a imposé aux autres, et notamment aux homosexuels à qui il a demandé l’abstinence, ce que peut-être, ce n’est qu’une hypothèse, il s’est, comment dire, imposé à lui-même. Je ne sais pas quelle était sa vie privée, je ne sais pas s’il était homophile, comme certains le pensent. En tout cas, je ferais l’hypothèse que si c’était le cas, ce qui n’est pas sûr, ce serait une homophilie évidemment non pratiquante, mais encore une fois, il y a une obsession anti-gay qui est quand même très troublante chez Benoît XVI.
_ Alors c’est le pape, le premier pape qui a démissionné, je crois, depuis le XVIe siècle.
_ Absolument.
_ Euh… en 2013, vous diriez que sa démission est directement liée à son homosexualité, en tout cas, à ce drame intime et personnel, comme vous dîtes ?
_ Je … je n’ai pas du tout évoqué son homosexualité. Honnêtement, je ne sais pas.
_ Non mais à cette espèce de ...
_ Non, ce que je peux dire…
_ Cette torture intérieure…
_ Ce que je peux dire, c’est que, au fond, pour moi, sa démission, qui est une démission historique, vous l’avez rappelé, ce sont quatorze stations d’un chemin de croix. Donc ça a été un pape qui a beaucoup souffert, de ses erreurs et aussi de la difficulté d’être pape. Et, parmi ces quatorze stations, je pense et j’affirme, dans le livre, qu’ne dizaine, dix précisément, sont liées au sujet de ce livre et donc à l’homosexualité. Mais il ne s’agit pas de sa vie privée, il s’agit de ce qui s’est passé autour de lui et dans son entourage.
- Alors, aujourd’hui, le pape François est donc arrivé / devenu Pape en 2013. C'est celui qui met fin, on peut dire, à l'hypocrisie, qui va dénoncer cette double vie. Pourquoi le Pape François est-il différent des autres sur cette question de l’homosexualité ?
- Alors pour moi, le p… Au début, j’aimais pas / je n'aimais pas beaucoup ce pape.
Je pense que c’est, évidemment, un Argentin, Péroniste, jésuite, vous savez, qui souvent, défend des demis vérités qui sont souvent des demis mensonges. Il est un jour « gay friendly » et un jour anti-gay et j’avais une sorte de méfiance à son égard et puis, peu à peu, à force de travailler, j’ai compris : j’ai compris qu’il était lui-même victime d’une cabale, d’un complot, de critiques extrêmement violentes qui viennent, notamment, de l’extrême-droite très homophobe qui lui reproche son libéralisme sexuel, pour aller vite. Son conservatisme, existe aussi sur ce sujet, mais il y a une forme de libéralisme, par rapport à eux, qu’ils ne supportent pas : ils haïssent ce pape, à cause de ses positions sur les migrants, à cause de ses positions sur la peine de mort, à cause de ce qu’il dit sur chrétiens d’Orient, etc. Et, ce qui est paradoxal, c’est que ces homophobes d’extrême-droite ont souvent eux-mêmes, une double vie. Et ce n’est pas moi qui le dit, c’est le pape qui le répète : il parle des « rigides qui mènent une double vie », il parle des « schizophrènes », il parle des « hypocrites »…
- Oui, il les dénonce très souvent entre les lignes.
- Oui, c’est ça, des gens… Des cardinaux auto-référentiels. Et tout ça pour lui, c’est / ce sont des codes qu’il nous transmet sur, peut-être, l’homosexualité ou en tout cas, l’homophilie ou la double vie des cardinaux qui l’attaquent. Et du coup, je me suis à aimer ce pape.
- On peut dire que, d’une manière générale, l’homosexualité refoulée expliquerait l’homophobie dominante dans l’Église catholique ?
- Absolument. C’est mon hypothèse.
- C’est l’hypothèse de ce livre.
- Absolument.
Alors le célibat… Vous en /Vous y avez fait allusion tout à l’heure, le célibat et la chasteté imposés aux prêtres… Est-ce que c’est aussi, quelque part, l’origine du problème ?
- Bah, d’abord, ce célibat mène à « l’homosexualisation » de l'Église et c’est la première… Vous savez, tout ça, n’est pas lié… Il s’agit pas de savoir si le cardinal A est homosexuel ou l'évêque B ou le prêtre C. La question, c’est pourq… Ce sont les règles sociologiques qui font que, l’Eglise recrute de plus en plus, à partir des années 60, des homosexuels, que les hétérosexuels quittent l’Eglise de plus en plus et que, au fur et à mesure qu’on monte dans la hiérarchie, on a de plus en plus d’homosexuels. Et donc, du coup, la question, c’est donc de comprendre un système qui s’est « homosexualisé » et qui pour cacher ce secret a construit une culture du secret et a nié de plus en plus sa propre homosexualité par une l’homophobie, d’autant plus violente, qu’elle était évidemment, la clé de ce secret.
- Un dernier mot sur l’actualité : il y a en ce moment un sommet au Vatican, à l’initiative du Pape François, consacré à la lutte contre les agressions sexuelles, donc à la pédophilie dans l'Église. Pour vous, il y a un rapport évident entre l’homosexualité des prêtres et la pédophilie ?
- Non, il y a évidemment / il n'y a évidemment aucun rapport entre « homosexualité et abus sexuels » : les abus sexuels sont essentiellement hétérosexuels, dans les familles, dans les écoles. Et, les victimes sont des femmes, des filles. Mais dans l'Église, il y a un contexte particulier où ces abus sont souvent des abus sur des garçons mineurs ou sur des hommes, souvent des séminaristes, majeurs. Avec des problèmes d’autorité, des problèmes d’abus. Et là, effectivement, à l’origine et c’est pourquoi ce livre sort cette semaine, c’est que, je montre cette culture du secret, cette homosexualité niée, refoulée, réprimée. Cette haine de soi, qui dans certains cas, heureusement fort peu nombreux, peut mener à des abus. Et donc, il fallait décrire ce système pour essayer de comprendre l’état dans lequel l'Église est. Et trouver des solutions pour, je dirais, la réformer, parce qu’elle a besoin de ce que j’appelle dans le livre « un aggiornamento* intégral ».
- Et ça, c’est le rôle, en ce moment, du Pape François, avec tous les ennemis qu’il a face à lui.
- Oui, ce n’est pas mon rôle à moi / mon rôle (pléonasme).
C’est le rôle de ceux qui, peut-être utiliseront ce livre mais qui sont les catholiques et qui vont devoir, eux-mêmes, réformer l'Église.
- Merci, Frédéric Martel. « Sodoma, enquête au cœur du Vatican » chez Robert Laffont. Merci beaucoup d’être venu en parler dans 64 minutes.
Fin de l’entretien.
*aggiornamento : signifie « adaptation » en italien -------> « mise à jour / update »
