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French Audio Request

wikangraphael
1880 Words / 5 Recordings / 0 Comments

No est assise par terre, appuyée contre un poteau, elle a déposé devant ses pieds une boîte de thon vide dans laquelle sont tombées quelques pièces. Je n’ai pas vérifié les horaires des trains sur le panneau d’affichage, je me suis dirigée directement vers les quais, à l’endroit même où elle m’avait abordée, je m’avance vers elle d’un pas décidé, je m’approche et soudain j’ai peur qu’elle ne se souvienne pas de moi.
— Salut.
— Tiens, Lou Bertignac.
Elle a dit ça sur un ton hautain, celui qu’on utilise pour imiter les gens un peu snobs dans les sketches comiques ou les publicités. J’ai failli faire marche arrière mais j’avais pas mal répété et n’avais pas envie de renoncer.
— J’ai pensé qu’on pourrait aller boire un chocolat… ou autre chose… Si tu veux. Je t’invite.
Elle se lève d’un bond, attrape son sac en toile, marmonne qu’elle ne peut pas laisser tout ça là, elle désigne du menton une petite valise à roulettes et deux sacs en plastique pleins à craquer, je prends les sacs et lui laisse la valise, j’entends un merci derrière moi, sa voix me paraît moins assurée que la première fois. Je suis fière d’avoir fait ça, d’ouvrir la marche, et pourtant je suis morte de peur à l’idée de me retrouver en face d’elle. Près des guichets nous croisons un homme avec un grand manteau sombre, il lui fait un signe, je me retourne, je la vois répondre, de la même manière, avec un petit mouvement de la tête, imperceptible, en guise d’explication elle me dit qu’il y a beaucoup de flics dans les gares. Je n’ose pas poser de question, je regarde autour de moi si j’en repère d’autres, mais je ne vois rien, je suppose qu’il faut beaucoup d’entraînement pour les reconnaître. Comme je m’apprête à entrer dans le café situé à côté du panneau d’affichage des trains, elle me retient par l’épaule. Elle ne peut pas aller là, elle est grillée. Elle préférerait sortir. Nous passons devant le relais à journaux, elle fait un détour pour saluer la femme qui tient la caisse que j’observe de loin, elle a une grosse poitrine, ses lèvres sont peintes et ses cheveux roux flamboyant, elle donne à No un Bounty et un paquet de petits Lu, No me rejoint. Nous traversons le boulevard et entrons dans l’une de ces brasseries aux larges vitrines qui se ressemblent toutes, j’ai juste le temps de lire le nom inscrit sur l’auvent. À l’intérieur du Relais d’Auvergne ça sent la saucisse et le chou, je cherche dans ma base de données interne à quelle spécialité culinaire peut correspondre cette odeur, potée au chou, chou farci, choux de Bruxelles, chou blanc, savez-vous planter les choux, il faut toujours que je prenne les chemins de traverse, que je me disperse, c’est énervant mais c’est plus fort que moi.
Nous nous asseyons, No garde ses mains sous la table. Je commande un coca, elle prend une vodka. Le serveur hésite quelques secondes, un peu plus il va lui demander son âge, mais elle soutient son regard avec une insolence incroyable, ça veut dire ne me fais pas chier connard, ça j’en suis sûre, on peut le lire comme sur une pancarte, et puis il voit son blouson troué, celui qu’elle garde au-dessus, et comme il est sale, il dit ça marche et tourne les talons.
Je vois souvent ce qui se passe dans la tête des gens, c’est comme un jeu de pistes, un fil noir qu’il suffit de faire glisser entre ses doigts, fragile, un fil qui conduit à la vérité du Monde, celle qui ne sera jamais révélée. Mon père un jour il m’a dit que ça lui faisait peur, qu’il ne fallait pas jouer à ça, qu’il fallait savoir baisser les yeux pour préserver son regard d’enfant. Mais moi les yeux je n’arrive pas à les fermer, ils sont grands ouverts et parfois je mets mes mains devant pour ne pas voir.
Le serveur revient, il pose les verres devant nous, No attrape le sien d’un geste impatient. Alors je découvre ses mains noires, ses ongles rongés jusqu’au sang, et les traces de griffures sur ses poignets. Ça me fait mal au ventre.
On boit comme ça, en silence, je cherche quelque chose à dire mais rien ne vient, je la regarde, elle a l’air si fatiguée, pas seulement à cause des cernes sous ses yeux, ni de ses cheveux emmêlés, retenus par un vieux chouchou, ni de ses vêtements défraîchis, il y a ce mot qui me vient à l’esprit, abîmée, ce mot qui fait mal, je ne sais plus si elle était déjà comme ça, la première fois, peut-être n’avais-je pas remarqué, il me semble plutôt qu’en l’espace de quelques jours elle a changé, elle est plus pâle ou plus sale, et son regard plus difficile à attraper.
C’est elle qui parle en premier.
— T’habites dans le quartier ?
— Non. À Filles du Calvaire. Près du Cirque d’Hiver.
— Et toi ?
Elle sourit. Elle ouvre ses mains devant elle, ses mains noires et vides, dans un geste d’impuissance qui veut dire : rien, nulle part, ici… ou je ne sais pas.
Je bois une grande gorgée de mon coca et je demande :
— Alors où tu dors ?
— À droite ou à gauche. Chez des gens. Des connaissances. Rarement plus de trois ou quatre jours au même endroit.
— Et tes parents ?
— J’en ai pas.
— Ils sont morts ?
— Non.

Elle me demande si elle peut prendre autre chose à boire, ses pieds gigotent sous la table, elle ne peut pas s’appuyer sur le dossier, ni poser ses mains quelque part, elle m’observe, détaille mes vêtements, change de position, revient à la précédente, elle fait tourner entre ses doigts un briquet orange, il y a dans tout son corps une forme d’agitation, de tension, nous restons comme ça, en attendant que le serveur revienne, j’essaie de sourire, pour avoir l’air naturel, mais il n’y a rien de plus difficile que d’avoir l’air naturel quand précisément on y pense, et pourtant j’ai beaucoup d’entraînement, je me retiens de poser le déluge de questions qui se bousculent dans ma tête, quel âge as-tu, depuis quand tu ne vas plus à l’école, comment tu fais pour manger, qui sont ces gens chez qui tu dors, mais j’ai peur qu’elle s’en aille, qu’elle se rende compte qu’avec moi elle perd son temps.
Elle entame sa deuxième vodka, elle se lève pour attraper une cigarette sur la table d’à-côté (notre voisin vient de descendre aux toilettes en abandonnant son paquet), elle aspire une longue bouffée et me demande de lui parler.
Elle ne dit pas : et toi, ni qu’est-ce que tu fais dans la vie, elle dit exactement ça :
— Est-ce que tu peux me parler ?
Parler je n’aime pas trop ça, j’ai toujours l’impression que les mots m’échappent, qu’ils se dérobent, s’éparpillent, ce n’est pas une question de vocabulaire ni de définition, parce que des mots j’en connais pas mal, mais au moment de les dire ils se troublent, se dispersent, c’est pourquoi j’évite les récits et les discours, je me contente de répondre aux questions que l’on me pose, je garde pour moi l’excédent, l’abondance, ces mots que je multiplie en silence pour approcher la vérité.
Mais No est devant moi et son regard est comme une prière.
Alors je me lance, dans le désordre, et tant pis si j’ai l’impression d’être tout nue, tant pis si c’est idiot, quand j’étais petite je cachais sous mon lit une boîte à trésors, avec dedans toute sorte de souvenirs, une plume de paon du Parc Floral, des pommes de pain, des boules en coton pour se démaquiller, multicolores, un porte-clés clignotant et tout, un jour j’y ai déposé un dernier souvenir, je ne peux pas te dire lequel, un souvenir très triste qui marquait la fin de l’enfance, j’ai refermé la boîte, je l’ai glissée sous mon lit et ne l’ai plus jamais touchée, mais des boîtes ceci dit j’en ai d’autres, une pour chaque rêve, dans ma nouvelle classe les élèves m’appellent le cerveau, ils m’ignorent ou me fuient, comme si j’avais une maladie contagieuse, mais au fond je sais que c’est moi qui n’arrive pas à leur parler, à rire avec eux, je me tiens à l’écart, il y a aussi un garçon, il s’appelle Lucas, il vient me voir parfois à la fin des cours, il me sourit, il est en quelque sorte le chef de la classe, celui que tout le monde respecte, il est très grand, très beau et tout, mais je n’ose pas lui parler, le soir j’expédie mes devoirs et je vaque à mes occupations, je cherche des nouveaux mots, c’est comme un vertige, parce qu’il y en a des milliers, je les découpe dans les journaux, pour les apprivoiser, je les colle sur les grands cahiers blancs que ma mère m’a offerts, quand elle est sortie de l’hôpital, j’ai plein d’encyclopédies aussi, mais je ne m’en sers plus tellement, à force je les connais par cœur, au fond du placard j’ai une cachette secrète, avec des tas de trucs que je ramasse dans la rue, des trucs perdus, des trucs cassés, abandonnés et tout…
Elle me regarde avec l’air amusé, elle n’a pas l’air de me trouver bizarre, rien ne semble l’étonner, avec elle je peux dire mes pensées, même si elles se mélangent ou se bousculent, je peux dire le désordre qu’il y a dans ma tête, je peux dire et tout sans qu’elle me le fasse remarquer, parce qu’elle comprend ce que ça veut dire, j’en suis sûre, parce qu’elle sait que et tout c’est pour toutes les choses qu’on pourrait ajouter mais qu’on passe sous silence, par paresse, par manque de temps, ou bien parce que ça ne se dit pas.
Elle pose son front entre ses bras, sur la table, alors je continue, je ne sais pas si cela m’est déjà arrivé, je veux dire de parler aussi longtemps, comme dans un monologue de théâtre, sans aucune réponse, et puis voilà qu’elle s’endort, j’ai terminé mon coca et je reste là, à la regarder dormir, c’est toujours ça de pris pour elle, la chaleur du café et la banquette bien rembourrée que j’ai veillé à lui laisser, je ne peux pas lui en vouloir, moi aussi je me suis endormie quand on est allés voir L’École des femmes avec la classe, et pourtant c’était vraiment bien, mais j’avais trop de trucs dans ma tête et parfois c’est comme les ordinateurs, le système se met en veille pour préserver la mémoire.
Vers sept heures, je commence à avoir vraiment la trouille de me faire engueuler, je la secoue doucement.
Elle ouvre un œil, je chuchote.
— Je suis désolée, mais il faut que j’y aille.
L’empreinte des mailles de son pull est tatouée sur sa joue.
— T’as payé ?
— Oui.
— Je vais rester un peu ici.
— Est-ce qu’on pourra se revoir ?
— Si tu veux.

J’enfile mon manteau et je sors. Dans la rue je me retourne pour lui faire un signe à travers la vitre, mais No ne me regarde pas.

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